Modèle de société contre modèle technicien.

Comment le décalage du spatial comme « objet de maîtrise » vers un spatial comme « levier d’un projet global » permet de donner un sens et une puissance sans comparaison.
Les grands entrepreneurs américains utilisent l’espace comme le levier nécessaire pour repenser radicalement l’organisation et l’évolution de la société humaine, tandis que l’Europe se concentre sur la maîtrise du domaine spatial lui-même pour y affirmer son rôle, sa souveraineté et son utilité.
Ces deux postures induisent des conséquences majeures sur la conception systémique des approches, la porosité des écosystèmes, la nature des modèles économiques.
Cet article est fondé sur l’analyse sémantique de 40 prises de paroles publiques de Elon Musk, Jeff Bezos, Jared Isaacman, Chance Saltzman, Donald Trump, Emmanuel Macron, Josef Aschbacher, François Jacq, Thierry Breton, Catherine Kavvada, Andrius Kubilius, du Général Adam et de publications chinoises.
1. Penser la société et son évolution
Pour les acteurs comme Jeff Bezos et Elon Musk, l’espace n’est pas une fin en soi, mais la solution indispensable à des problèmes d’échelle civilisationnelle. Ils proposent des modèles de société alternatifs où l’espace est instrumentalisé pour permettre une transformation radicale.
- L’Évolution existentielle (Elon Musk) : Musk ne pense pas prioritairement « spatial », il pense « survie ». Son discours est centré sur le « Risque existentiel » et la nécessité d’assurer la « continuation de la conscience ». L’objectif n’est pas l’exploration de Mars, mais l’établissement d’une « ville autosuffisante » pour transformer l’humanité en une « espèce multi-planétaire ». Il s’agit d’une refondation de la civilisation pour garantir sa survie.
- L’Évolution économique et démographique (Jeff Bezos) : Bezos pense la croissance durable et la structure de l’économie planétaire. Sa vision répond à la menace de la « stase et du rationnement » due à la finitude des ressources terrestres. Il propose une réorganisation sociétale radicale : « déménager toute l’industrie polluante hors de la Terre », en y intégrant la chaîne logistique nécessaire, et zoner la planète en « résidentielle ». Son horizon est une évolution démographique massive (« un trillion d’humains ») permettant l’émergence de « milliers de Mozart et d’Einstein ». L’espace est l’infrastructure nécessaire à cette évolution.


Même au sein de la vision gouvernementale et militaire (Trump, Space Force), l’espace est le lieu où se joue l’avenir de la société américaine : projection de puissance (« Manifest Destiny into the Stars ») et protection du « mode de vie américain ».



En synthèse : Les entrepreneurs américains ont une approche transformationnelle. Ils pensent à ce que la société humaine doit devenir et conçoivent l’espace comme l’environnement nécessaire à cette transformation.
2. L’Europe : penser le spatial et son rôle Stratégique
Le discours européen (institutions, agences, industriels) est centré sur la maîtrise du domaine spatial en tant qu’arène stratégique, industrielle et sécuritaire. L’accent est mis sur les capacités de l’Europe et son statut en tant qu’acteur spatial, plutôt que sur une vision de la société.
- L’Espace comme enjeu de souveraineté : le concept central est l’indépendance. L’Europe pense son rôle en termes de capacité à agir sans dépendre des autres tout en cherchant à coopérer avec les Etats-Unis pour la majeure partie des pays membres de l’ESA. Emmanuel Macron insiste sur le fait qu’il est « hors de question » de dépendre de tiers. L’ »ADN » européen (ArianeGroup) est de garantir l’autonomie d’accès à l’espace. L’attention est focalisée sur les outils (lanceurs, satellites) et la compétitivité industrielle.
- L’espace comme infrastructure utilitaire : l’Europe pense le rôle de l’espace en termes d’ »utilité sociale ». La fierté repose sur des infrastructures au service de la société actuelle (climat, navigation, météo). Thomas Pesquet incarne cette vision où l’espace est un lieu d’ »apprentissage scientifique ».
- L’espace comme domaine opérationnel et réglementaire : face à la militarisation, l’Europe pense l’espace comme un « champ de bataille contesté ». Le Commandement de l’Espace (CDE) français vise à sécuriser le domaine orbital et à y faire respecter des règles (culture du « policier du ciel »). Il s’agit de maîtriser un nouveau domaine opérationnel.



En synthèse : L’Europe a une approche stratégique et instrumentale. Elle pense à ce que l’espace doit être (souverain, compétitif, utile, sécurisé) pour maintenir l’autonomie et la puissance du continent dans le cadre sociétal actuel.
Face à ces deux approches, l’une porteuse d’un modèle culturel, l’autre d’un modèle stratégico-technique, la Chine développe une troisième voie, fondée sur la construction d’une mythologie spatiale dans la continuité de l’évolution civilisationnelle chinoise, au service de l’élévation d’une communauté de peuples, au sein desquelles la Chine joue un rôle centré sur son propre développement. Le spatial incarne un levier symbolique fort du destin chinois.

Il est difficile d’émettre un jugement sur les différentes approches, et nous laissons l’éthique individuelle jouer ici son plein rôle.
En revanche, à l’échelon de la puissance d’action et d’entraînement, la focalisation sur une vision technicienne, même centrée sur un impact sociétal positif démontre une faiblesse réelle.
Le modèle culturel attire (ou repousse) des acteurs passionnés par des choses qui les dépassent avec un horizon d’incertitude large, impliquant de très fortes capacités d’exploration.
Le modèle technicien tend à rassembler des problems solvers, jouant de facto dans une périmètre donné, limitant la vision système et le sens.
Le modèle culturel va ainsi bien au-delà du récit et permet de construire une infrastructure socio-technique performative dynamique et très interconnectée, entrainant par construction des modifications de la société, du fait de la pression qu’elle exerce aux interfaces.
The Aftermodernist
Composer le sens dans un monde de mondes.
Penser. Relier. Agir.

